Melitina Fabre 

EMOTIONS, SPIRITUALITES 

MESSAGE DE JESUS

Bruxelles juin 2005

 

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Le dernier numéro de QN m'apprend que la rencontre à Mirmande aura lieu en automne.  De mon côté, je poursuis ma réflexion sur le thème que vous nous proposiez. J'ai commencé par me demander ce que j'entends personnellement par "vie spirituelle" (plutôt que "spiritualité"), puisque les "émotions" d'une part et "message de Jésus" d'autre part semblent être ici envisagés par rapport à cette "vie". 

Tout d'abord, comme la vie de l'esprit est propre à chacun d'entre nous par le fait que nous sommes tous des humains et tous différents les uns des autres, y compris au sein de mêmes cultures, religions et familles d'esprit,  il me semble qu'il n'est guère possible d'en parler "en général". Je ne puis, quant à moi,  en dire quelque chose que pour mon propre compte.

Pour moi, la vie spirituelle à laquelle j'aspire, ce serait ma vie tout entière, dans toutes ses dimensions, animée par le désir profond de m'accorder à ce que Thomas Merton appelait "un point de vérité, ou une étincelle qui appartient totalement à Dieu (...), un petit point de néant et de pauvreté absolue (...), comme un diamant pur, brillant de la lumière invisible. Il est en chacun" (1).

En chacun, y compris, bien sûr, en ceux qui n'en ont pas conscience ou ne croient en aucun Dieu. Pour moi, ce "point de vérité" appartient à l'Abba de Jésus de Nazareth qui en a montré le chemin - c'est du moins mon espérance. L'Évangile est donc pour moi une source vive d'inspiration. Mais c'est l'Évangile tel que je suis aujourd'hui capable de le comprendre - tel que je puis le voir dans le "rayon de lumière particulier que Dieu donne à chacun" (Zundel) ?

Ce qui me semble essentiel - et peut-être commun à tous les itinéraires les plus divers - c'est la recherche de la vérité, c'est-à-dire d'être aussi vrai que possible, aussi ouvert que possible non seulement à ce qui monte en soi, mais aussi à tout ce qui, venant du dehors, fait résonner ce qui est en soi de plus vrai. Car l'être vrai, pour grandir et se fortifier, a besoin des autres. Pour s'embraser, "!'étincelle divine" a besoin, d'une manière ou d'une autre, de la lumière et de la chaleur des autres. 'De la vérité des autres, qui souvent vient nous contredire et nous renvoyer à la réalité.

Un passage de l'évangile de Marc, pour moi particulièrement, pariant à cet égard, est le récit de la guérison de l'hémorroïsse (5, 25-55). Cette femme qui perd son sang (sa "vie") vient par derrière, dans la foule, toucher le bord du vêtement de Jésus, ce qu'interdit la loi de pureté. Pourquoi Jésus veut-il absolument savoir "qui m'a touché les vêtements?" La suite semble montrer qu'il a tenu à entier avec elle dans une relation vraie de "je" à "tu" pas simplement utilitaire et -à nos yeux aujourd'hui - superstitieuse. Et c'est ce qui arrive: "La femme craintive, tremblante, vient, tombe devant lui et fui- dit toute la vérité" . Toute sa vérité. Ce qui permet à Jésus de la renvoyer vers sa propre vie, cette fois véritablement "assainie du mal qui la harcèle" et en plénitude de paix (shalom). Il s'était passé entre eux quelque chose "en esprit et en vérité".

C'est dans cette perspective d'un travail de vérité que je m'interroge sur le rôle des émotions. Il me semble qu'elles sont très utiles comme révélateur de notre état Spirituel réel. La première chose est de ne pas me contrefaire en refoulant mes émotions supposées coupables ou en tout cas négatives mais au contraire de regarder en face ce qui sort de moi, toujours ambigu, et de m'efforcer d'en reconnaître les racines, sans jamais désespérer de moi et de Dieu (2). Un discernement peut ainsi s'opérer à la longue et non sans le concours d'autrui. Quant au changement d'esprit en profondeur, je ne crois pas qu'on en soit maître. Ce serait comme la graine qui: pousse toute seule "nuit et jour, comment, on ne sait pas", et dont, tout étonné, on voit tout d'un coup le fruit . "La moisson est là" (Marc 4, 26-29) : on se retrouve soudain plus bienveillant, plus patient, plus paisible, moins centré sur soi. Il me semble que c'est un fruit, comme les Béatitudes, un don, et non le résultat d'un programme de perfectionnement moral.

Je ne veux pas dire qu'il n'y a pas d'efforts à faire, de combat à mener - la vie se charge d'ailleurs de nous y contraindre si nous ne voulons pas sombrer dans le chaos et l'autodestruction. Mais je ne pense pas que la vie spirituelle ait pour but la perfection, le sans faute. Dans ma lecture de l'Évangile, pour Jésus, la vie selon l'esprit est une affaire de foi (confiance) entre Jésus et son Abba, entre son Abba et les humains, une affaire de communion entre les humains, où les croyances ne sont pas premières (PAR 25: Quand avons-nous t'avons nous vu ? .

Je ne vois pas dans les évangiles un Jésus impassible, toujours maître de lui, mais Jésus exaspéré, Jésus en colère, jésus qui a peur, jésus désespéré sur la croix. Ce n'est pas un stoïcien et son ascèse semble être de 'L out traverser sans rien éluder.

Il est vrai que Jésus dit : . "Soyez parfait comme votre Père du ciel est parlait" (Mt 5,48). Mais de quelle perfection s'agit-il ? Le passage parallèle chez Luc (6,36) dit : "Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux" : ayez les entrailles remuées, ce qui est bien la définition de l'émotion! Et Jésus est comme son Abba: "remué aux entrailles" pour les malades, pour la foule sans berger. Et nous ? Les émotions pas plus que les sentiments, ne se commandent pas. Je pense que la compassion est un don de Dieu, comme la graine qui pousse toute seule mais ne fait pas un pas sans nous" Dans tous ces ouvrages, Lytta Basset montre d'expérience, comment s'y disposer.

Je ne nie pas la grandeur de la -vie ascétique et mystique des anciens Pères et des moines, dans la mesure où elle ne dérive pas dans la haine de soi, le dolorisme, la culpabilisation morbide et la dureté envers autrui. Et surtout pas dans les contrefaçons de l'amour-. Un exemple splendide, que j'ai personnellement rencontré, est celui de l'évêque orthodoxe russe Antoine de Souroge, qui nous a quittés l'an dernier. Il était certes un ascète à la volonté de fer dans la grande tradition, mais if était surtout une merveille de compassion, de véracité et ..d'humour. En annexe, je joins un bref extrait de son livre "La vie, la maladie, la mort" ; où it raconte, antre autres, avec sobriété, son expérience de la maladie et de la mort de sa mère qu'il chérissait. On peut y voir que son ascèse n'a pas abouti au gel de ses émotions mais à la purification de ses sentiments.

Je trouve intéressant de me souvenir en même temps, et sur le même thème, du "Devance tout adieu" de Jean Sulivan (Folio 1966) et du roman tragique de Jean-Denis Bredin, "L'absence" (Gallimard 1986). De quoi songer! Car la voie ascétique et mystique de toutes les grandes traditions n'est pas appropriée à tout un chacun et ne peut pas l'être Dans notre tradition, elle correspond à une interprétation de l'Evangile qui est loin d'être la seule possible. Selon l'évangile de Jean, "it y a beaucoup de demeures chez mon Père", et donc, forcément beaucoup de chemins pour y parvenir.

Quoi qu'il en soit de nos itinéraires respectifs, il ne me semble pas que l'essentiel soit dans la réussite ou dans "l'exploit", selon le vocabulaire de la spiritualité orthodoxe, mais dans le chemin vers un horizon immense et inconnu de nous. "'inconnu, mais pas étranger"? J'ai aimé cette parole qui nous a été dite, il y a bien des années, par la chère Hélène Albert: "Je vis petitement, je mourrai petitement, Dieu veuille donner son accomplissement à ce petitement".

Melitina Fabre - Bruxelles juin 2005

 


(1) cité par Eric Edelman in Jésus parlait araméen, Pocket, Ed. du Relié, 2000, p.115

(2) cf mon envoi précédent avec la présentation des livres de Nicole Jeammet et Lytta Basset.

 

 


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@2006 "Jésus simplement" mise à jour le 11/06/2006